lundi 16 juin 2008

Ernst Ratno. Ne sont pas morts tous les sadiques, 1948.


Ernst Ratno. Ne sont pas morts tous les sadiques. Ed. Fournier Valdes, 1948.

Voilà un livre plus que singulier, une perle de la littérature trash, un bijou déglingué, un poème purulent, un des plus grands livres que j’aie jamais eu entre les mains. A tel point que j’ai hésité à en parler, pas pour garder ça pour moi mais par peur de flinguer les qualités du bouquin par ma maladresse. Ce livre tue, croyez moi !
Ernst Ratno ? On ne sait rien de ce type, sauf qu’il a publié quelques ouvrages dont, probablement, Le Festin des Charognes aux éditions du Scorpion, sous le pseudo ( ?) de Max Roussel, réédité par Jean Rollin aux Belles Lettres dans la collection Les Anges du Bizarre (et oui encore).
Max Roussel est ici présenté comme le traducteur du livre (vieux stratagème de l’auteur qui se cache derrière le traducteur). On sait aussi que Losfeld édita clandestinement ce bouquin dans les années 1950. Quelques allumés du bulbe vont jusqu’à suggérer que Max Ernst serait derrière tout ça… Bref Ratno intrigue, et il y a de quoi !

Dès la première page, on entre dans la pure hallucination d’un décor apocalyptique. S’il y a ici des âmes sensibles, passez votre chemin ! Donc, on est en Allemagne (suppose-t-on), la guerre (seconde devine-t-on) est finie, restent « les ruines », dans lesquelles Johan, un jeune type de 24 ans se débat pour survivre, tuant tout ce qui vit pour se nourrir. Tout sent la mort autour de lui, les cadavres jonchent le sol, la faim le ronge, la peur le paralyse. Il frappe un jour à la porte de « la vieille », celle qui échange son corps contre une chambre et un peu de nourriture, sous l’œil de son sale chat noir. Pendant l’accouplement, Johan est pris d’une folle panique, il ne supporte pas le rire ignoble de la vieille et l’étrangle après avoir enfoncé ses mains dans son sexe, faisant remonter les flots d’un sang poisseux ! La vieille succombe, les jambes écartées, le sexe déchiqueté par son chat qui y a enfoui son museau allègrement pour manger la confiture destinée à Johan…(vous avais prévenus)
Ce dernier sort et croise la route de William, « des cheveux noirs, des yeux d’azur, un sourire d’ange triste », une douzaine d’années de souffrances et d’abjection. Il lui sauve la vie en lui faisant fuir une patrouille et en l’abritant dans la maison de la vieille. Quelque chose de profond relie dorénavant ces deux âmes en peine. Johan se lie à William comme à un frère de misère mais William veut repartir dans « la forêt », au-delà des « ruines », un territoire inexploré que Johan ignore et redoute. Et il veut repartir seul. Johan pleurniche jusqu’à ce que William accepte de l’emmener avec lui à une condition : il fera « tout » ce qu’il lui demande, « tout ».
Et là, ce livre prend à mes yeux une dimension sordide presque inégalée depuis Lautréamont ou Sade !
Ce que le début laissait augurer d’étrange et de glauque explose dans une folie narrative stupéfiante et incontrôlable. Gore, débridé, désespéré, farfelu, foutraque, ce livre atteint les sommets du déjanté.
Johan et William partent donc vers la forêt, traversent les ruines dans une ambiance infernale dantesque, dans la folie, le froid et l’absurdité du paysage saccagé par la barbarie généralisée. « Jusqu’à quelle nuit interminable du monde devraient-ils être traqués comme des bêtes fauves, à peine un peu plus loin des quelques lumières clignotantes de la ville sombrée, où étaient tapis les repus pour d’autres carnages.
Jusqu’à quelle nuit interminable du monde, le solstice de sang devrait-il durer avant que ne se lève l’éclatante aurore de la Rédemption ? »
Arrivés au terme de leur voyage, les voici dans l’antre de William, une pièce délabrée où sont terrés 4 autres enfants : Marlène, la sœur de William, Edma, sa « femme », Georgie, petite fille chétive et Frantz, petit accordéoniste défiguré et aveugle. Rapidement, Johan comprend où il se trouve. La petite Georgie est un garçon que William déguise en femme, Frantz joue de la musique pour distraire les clients qui déchargent leur haine et leur testostérone sur ces pauvres enfants prostitués par l’abominable William. Or Johan a promis de tout faire en échange d’un toît et de nourriture. Tout faire… Vint donc un soir où « personne n’entendit son cri de douleur qui se confondit avec le vent, les rires, les chants et la jolie valse que déversait l’accordéon de Frantz. Personne, sauf peut-être William, qui eut un rictus de joie ».
Au fil des jours, il se lie d’amitié avec le petit Georgie et avec Frantz, qui lui racontent la violence de William et Edna, qui les maintiennent cloitrés ici, à la merci de types qui les violent chaque nuit contre du thé et un peu de viande. Impossible pour eux de retourner en ville car, là-bas, on kidnappe les enfants, on les tue ou on les met dans des convois sans retour, vers d’inconnues destinations. Johan lui-même sait que la ville est devenue trop dangereuse, c’est pourquoi il se terrait dans les ruines.
Il devient au fur et à mesure le compagnon d’infortune de ces pauvres enfants prostitués, subissant chaque soir l’assaut des clients ramenés par William de la ville où il s’aventure pour les ramasser.
Jusqu’au jour où Erik, un mystérieux chasseur qui passe souvent dans le bordel leur révèle à tous que William les exploite et leur ment. La ville est sûre, la guerre terminée, le travail ne manque pas, ils ne sont pas dans une forêt mais au milieu d’un minuscule bois… La ville est tout proche, derrière la colline.
Le lendemain, William tue froidement Georgie qui tentait de s’enfuir et annonce à Johan qu’il a besoin de lui pour recruter un nouveau petit garçon à déguiser en fille. Il leur faudra aller en ville pour cela.
Johan est bouleversé, ses repères ont valsé aux quatre coins cardinaux. Le monde déjà écroulé s’écroule à nouveau sur sa tête. L’abjection est totale, submergeant tout. Il prend son poignard et l’enfonce dans le cœur de William et d’Edma, ainsi que dans celui de la petite Marlène, la sœur de William qu’il prostituait également. Il lui promet qu’il vengera leur misère. Puis c’est au tour du pauvre Franz. Et là le délire total semble s’emparer de l’auteur qui décrit ce meurtre avec une violence purement hallucinante, à tel point que je préfère scanner la page plutôt que de résumer l’action…

Le carnage terminé, Johan met le feu à la maison et part vers la ville « vêtu de sa robe de femme et ses longs cheveux au vent ».
Quelques mois plus tard, on retrouve Johan employé dans une boîte pour homos, le Bilboquet (…) Son patron, Emil, lui montre la presse dans laquelle on ne parle que du « tueur de sadiques », un mystérieux assassin ayant déjà commis 107 forfaits contre des invertis en seulement quatre mois… Les crimes sont tous commis après 4h du matin, l’heure de la fermeture de la boîte. Emil ne soupçonne pas Johan mais craint pour son petit commerce.
Vers 1h du matin se pointe un client qui veut sortir avec Johan mais le règlement interdit de quitter l’établissement avant 4h. L’homme paie donc rondement Emil qui accepte de laisser Johan aller avec lui. Ce dernier quitte donc le Bilboquet et dans la rue mal éclairée, sort son poignard, prêt à faire une 108ème victime… Mais l’homme anticipe et le maîtrise. Il savait que Johan était le « tueur de sadiques », et il le lui prouve. Cependant il ne veut pas le dénoncer… et là accrochez-vous, on tombe dans le délire total… Il lui propose de rejoindre une organisation anarcho-terroriste pour mettre en œuvre efficacement ses actions meurtrières. Jusque là ses meurtres d’homosexuels étaient des crimes vains et inutiles. Il lui propose de liquider des personnages nettement plus importants qui mettent en danger la liberté des citoyens. Cet enchaînement est purement délirant à la lecture, donnant à ce livre un tournant un peu décevant car on perd un peu l’incroyable abjection du début de l’ouvrage mais il ouvre le livre sur des possibles insoupçonnés… faisant à mes yeux de Ratno une sorte de fou littéraire fascinant…
Johan a donc pour mission d’organiser un attentat avec deux complices. Il se rend à l’étranger pour accomplir cette mission. Durant celle-ci, l’un des complices, un jeune type avec qui Johan s’entendait bien, meurt en même temps que la cible. Johan perd à nouveau la tête. Il sombre dans l’alcool et prend une revenche hétérosexuelle en s’engouffrant dans de multiples relations tarifées avec des prostituEEs. Et puis, trop de temps s’écoule entre les missions, son sadisme l’omnubile. Il a, comme le personnage d’Héléna que j’évoquais plus bas, le « goût du sang ».
Il met à profit sa récente science des explosifs pour faire sauter le Bilboquet, retrouvant son rôle de « tueurs de sadiques » préféré. 35 morts dont son ancien patron Emil… Après un dernier attentat qui lui fait assassiner un ministre, Johan perd carrément la tête, rongé par toute cette horreur accumulée et sombre définitivement dans l’alcool et les femmes. Arrêté, il s’enfuit et se réfugie à Genève où il se consacre à l’écriture, imbibé des Ames mortes de Gogol et de l’Apocalypse de Saint-Jean (…). La toute fin vire dans le grand n’importe quoi baroque : il apprend que son recruteur anarcho-terroriste est en fait un agent double à la solde de la police ! Il le fait venir auprès de lui à Genève, refusant de croire ce qu’on lui dit mais devant l’évidence, il sort son arme. Toutefois, incapable de tirer, il laisse l’homme s’enfuir. Ne reste plus pour lui, après tous ces échecs, ce désespoir, ces bains de sangs diaboliques, qu’à se replonger dans le vice du sexe et de la violence. Il quitte le livre au bras d’une prostituée. Où allait-il ? « IL PARTAIT REJOINDRE LA RACE DES SADIQUES » (majuscules dans le texte bien sûr…)
Je ne crois pas exagérer en disant que je n’avais jamais lu un livre aussi taré de ma vie… En même temps, les trois premiers quarts avant le délire complet sont réellement merveilleux, d’une noirceur digne du meilleur Maurice Raphaël d’avant les polars de gare. Cet univers de fin du monde est un pur joyau littéraire qui vaut bien La Route de Cormac McCarthy. Moi je dis, Ernst Ratno, prix Nobel 2009 !

9 commentaires:

  1. Wooooow quel post!! Bon, ne reste plus qu'à mettre la main dessus maintenant...

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  2. en effet. ça a l'air vraiment d'enfer !

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  3. Quel enthousiasme! Je note ce nom et je pars aussi en quête de cette perle...

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  4. et où peut-on trouver ce bouquin aujourd'hui? tu veux pas nous scanner l'intégrale ? ceux qui sont pour lever la main!

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  5. Effectivement le parallèle avec La Route de McCarthy s'impose, même si le style semble plus proche ici de Lautréamont. J'aurais aimé lire ça, mais... pourquoi nous as tu raconté quasiment toute l'histoire ?

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  6. Heureux de voir que je que lance une (modeste) horde de chineurs à l'affut de ce bijou anthracite. Ca va être dur là Jim... mais j'avoue que j'y ai pensé. S'il faut je te ferai un envoi bétonné du bouquin, protégé comme un crâne de cristal que si tu déchires une page je te cloue une couille sur un panneau de basket :)
    Désolé MS, j'ai hésité à faire ça mais dans la mesure ou ce bouquin est un saint graal ultime que j'ai mis 10 ans à trouver je pense que vous aurez un peu oublié mon résumé avant de l'avoir trouvé... Enfin je vous souhaite de l'avoir avant mais...

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  7. Ca m’as l’air tout as fait déjanté (et ça me fais pensé que Poppy Z. Brite et tout les autres roi et reines du trash actuel n’ont rien inventé niveau scène de meurtre glauquissime, eux qui pourtant s’en donne à cœur joie...)

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  8. un commentaire de plus pour louer ce pur roman noir qui traverse les années avec pour seul vecteur d'immortalité son style fulgurant, ultime, définitif. Un bijou de noirceur qui témoigne d'une époque plombée : l'immédiat après guerre, illustré par quelques rares auteurs dignes de ce nom : Maurice Raphaël, André Héléna, Albert Paraz…
    Avec ces "fous" le roman noir à la française a acquis bien avant le néo-polar ses lettres de noblesses, avant d'être laminé par la grande machine éditoriale équarisseuse et industrieuse. Redécouvrez-les, vous ne serez plus les mêmes après les avoir lus. Sexreporter.

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  9. Les éditions QuestionDeGenre/GKC viennent de le republier:
    http://gaykitschcamp.blogspot.fr

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